• Mon monde

    Elle était là, assise dans la salle d’attente.

    Si je m’y attendais !

    Je crois que je suis resté longtemps planté au beau milieu de la porte à la regarder ébahi comme un imbécile, jusqu’au moment où une grosse vache me pousse de son énorme épaule et que je manque de m’écrouler par terre. C’est encore la grosse vache qui me rattrape et, bruyamment, formule des excuses interminables que je n’écoute même pas.

    Le brouhaha que l’entrée de cette femme a créé m’a sorti momentanément de ma torpeur. Je me suis dégagé de son emprise et je suis allé retrouver ma femme. Elle m’observait depuis un moment déjà, l’air amusé. Elle s’est levée de sa chaise, m’a tendue la joue et m’a juste demandé si on allait pouvoir enfin rentrer.

    A la maison, la table était dressée. Un instant, j’ai failli avouer avoir déjà mangé. Honnêtement, je ne pouvais plus rien avaler mais j’ai décidé de ne rien laisser paraitre. J’ai pris une douche rapide et je me suis installé en face d’elle. Me faisait face toujours cette pendule suspendue au mur et dont le tic-tac régulier et patiemment éternel rendait nos repas encore plus solennels.

    Je n’ai pas eu le temps de simuler un appétit dévorant. Déjà, elle soupirait en jetant négligemment sa serviette sur la table : « vous m’avez coupé l’appétit, vous autres » m’a-t-elle dit amèrement, me reprochant presque d’avoir entamé l’entrée. J’en eus le souffle coupé. A priori, le « vous » qui se voulait solidaire ne me rendait pas moins coupable que les « autres ».

    Quelques instants de silence m’ont permis de découvrir que l’angoisse qui l’empoignait au cœur était plus profonde que le sentiment de désarroi qui me rendait soudain de mauvaise humeur. A peine quelques instants qui m’ont paru une éternité et durant lesquels j’ai cru entendre la pendule se rire de moi. Moi, un pantin incapable de faire un geste vers elle, ignorant de quoi il s’agissait et donc incapable de dire un mot de réconfort... Je me sentais, assis comme je l’étais face à elle, semblable à une marionnette dont les fils ont été rompus et qui demeure tristement inerte, regrettant la main qui, jusque là, l’agitait et qui la faisait vivre.

    D’une voix tremblotante mais caressante, presque inaudible, elle s’adresse à nouveau à moi, rendant encore plus oppressant le poids qui m’enfonçait dans le gouffre :

    « Je suis restée un peu plus d’une heure à t’attendre. Je ne me suis pas présentée, j’ai juste pris une place dans cette salle. Et pendant un peu plus d’une heure, je n’ai pas cessé de te plaindre. J’ai vu le monde souffrir, tantôt en silence, tantôt en hurlant à la mort. J’ai vu la tristesse et le vide remplir cette salle. Et j’ai vu l’accablement se transformer en attente, en quête... mais j’ai surtout vu votre indifférence à vous autres. Comment pouvez-vous être aussi insensibles. Ce monde qui vous entoure, vous ne le voyez pas, ces gens qui viennent vers vous, vous répugnez à les regarder dans les yeux pour qu’ils cessent d’exister aux vôtres... Je vous ai vu arpenter les couloirs avec vos blouses, vos mines froides, l’air débordé. Mon Dieu comme elle est agaçante votre façon de trainer les pieds... ».

    A ce souvenir, apparemment désagréable, elle s’est tue et m’a enfin regardé. S’étant peut-être aperçue de l’handicap qui m’empêchais de bouger, elle s’est levée, s’est approchée de moi et m’a effleuré le visage de ses mains brûlantes : « As-tu seulement une idée de l’infinitude de mon amour pour toi », m’a-t-elle demandé dans un murmure.

    Le courage m’a manqué, cette fois encore, de lui dire oui. Oui, vu la façon dont elle exècre mon monde. A-t-elle seulement une idée de ce qu’il en coûte de regarder un patient dans les yeux? J’examine des cas, pas des individus. Les regarder, c’est risquer de s’impliquer émotionnellement et d’entamer un capital affectif souvent fragilisé par la promiscuité de la mort. Ce capital, c’est pour elle que je le préserve. Tant pis si elle ne le voit pas.


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